ENQUETE. Syndrome du nez vide : cette maladie taboue

Des personnes opérées des cornets souffrent de cette pathologie mal connue et accusent les chirurgiens d’avoir le bistouri un peu facile.

André Gourbillon, 57 ans, se présente comme un gars « équilibré ». Ancien de la marine marchande puis technicien dans le nucléaire. A l’approche de la pré-retraite en 2007, il se soucie d’une cloison nasale déviée, et de ce petit problème de narine toujours bouchée qui le gêne. Un chirurgien ORL de Montélimar a la solution : la turbinectomie.

Derrière ce mot qui semble sorti d’un cabinet de curiosité du XIXe siècle, un geste chirurgical très en vogue : le retrait (70% dans une narine, total dans l’autre) des « cornets », deux petits organes situés dans le nez qui sécrètent de l’humidité, dont la présence régule le passage de l’air, mais qui peuvent aussi provoquer, en gonflant, une sensation de nez bouché.

André Gourbillon devait sortir de la clinique soulagé. Inspirer enfin à pleins poumons cet air libre de circuler dans son nouveau nez. Las. Il en est sorti dépressif :
J’ai une sensation d’essoufflement, de suffocation permanente, de brûlure dans le nez. Je ne sens plus l’air passer, et c’est comme si j’avais la gueule de bois constamment. J’ai l’impression que je meurs à petit feu. »

La nuit, il dort avec une étrange et bruyante machine, dite à « Pression positive continue », qui joue le rôle que les cornets ne jouent plus : canalisation de l’air, humidification des parois nasales. Il a renoncé aux neuroleptiques, qui lui donnaient l’impression d’être « sur une autre planète ». Mais vit avec des douleurs faciales permanentes. Et après trois ans de procédure contre le chirurgien qui l’a opéré à Montélimar, a fini par obtenir quelque 20.000 euros de réparation.

11.580 turbinectomies en 2010

Selon la Caisse d’assurance maladie, les chirurgiens ORL (Oto-rhino-laryngologie) ont procédé à 11.580 turbinectomies totales ou partielles en 2010, ainsi qu’à 28.275 septoplasties (redressement de la cloison nasale), avec ou sans turbinectomie. C’est beaucoup. Et c’est la mode.

A partir des années 2000, le développement de la microchirurgie, et particulièrement de l’endoscopie qui permet d’explorer les fosses nasales, booste cette opération. Objectif : réduire l’inconfort d’un air qui passe mal à cause de cornets gonflés pour des raisons allergiques, morphologiques ou psychologiques, et réduire les sinusites souvent associées à l’effet bouchon.

Mais cette opération – notamment en cas d’ablation totale des cornets inférieurs – pourrait aussi avoir des effets secondaires graves sur certaines personnes psychologiquement disposées, qui commencent tout juste à retenir l’attention du corps médical.

L’obsession du nez vide

En juin 2011, une association de victimes s’est montée pour faire connaître le problème : Syndrome du nez vide (SNV). Selon elle, 23 procédures seraient actuellement en cours contre les chirurgiens qui ont procédé à ces opérations. Et quatre procès ont déjà été gagnés.

De quoi se plaignent les victimes ? Avant l’opération, d’un nez bouché inconfortable, et souvent de sinusites. Après : au minimum, d’une sensation de « nez vide » qui vire à l’obsession ; de « croûtes » et sécheresses nasales ; d’une immense fatigue ; de douleurs faciales et de céphalées, liés à une hyperventilation puisque l’air n’est plus ni canalisés ni filtré par les cornets et les petits « cils » qui les recouvrent.

Pour les plus atteints, ces symptômes sont associés à une perte totale du goût et de l’odorat, à des troubles du sommeil et à des dépressions avec gestes suicidaires –deux membres de l’association se sont suicidés, un autre a fait plusieurs tentatives. Le tout étant calmé par des doses massives d’antidouleur et d’antidépresseurs. Quasiment prescrits à vie, puisqu’il n’existe pas de chirurgie réparatrice efficace à ce jour. Tous les malades décrivent la même sensation : celle d’une mutilation, de l’amputation arbitraire d’un organe qui pourtant fonctionnait.

2 à 5% de complications

Pourquoi donc pratiquer encore cette opération ? Tout est dans le rapport bénéfice/risque. « C’est une opération très fréquente. Et pour la plupart des patients, elle marche », assure Frédéric Chabolle, secrétaire général de la Société Française d’ORL (SFORL) et expert judiciaire dans plusieurs affaires. Mais certaines personnes ne sont pas satisfaites, et on n’en connaît pas la cause »

Même prudence au Syndicat français des ORL. Selon Jean-Michel Klein, son président :
Le syndrome du nez vide est une complication de l’opération. Mais dans nos statistiques, 95 à 98% des gens opérés ont des résultats satisfaisants. La mobilisation des malades donne l’impression que le mal est pire que le remède. »

On voudrait le croire. Mais ces chiffres n’ont pas d’assise scientifique. Ils ont été calculés à la louche et ne tiennent pas compte de la spécificité des turbinectomies totales, qui semblent particulièrement mal vécues par les patients.

Dans le manuel médical « Functional reconstructive nasal surgery » (Egbert H. Huizing et John A.M. de Groot, Thieme, 2003), on lit : « Total turbinectomy must be considered as a nasal crime ». De nombreuses études médicales soulignent également l’apparition de troubles secondaires dans les années qui suivent l’opération. Mais leur incidence est inconnue, faute d’études spécifiques sur le sujet.

« Certains chirurgiens opèrent de façon hyper hâtive »

2 à 5% d’échecs, cela reste beaucoup. Certains ORL avancent même le chiffre record de 14%. Or pour une opération banale, « le taux de complications post-opératoires admis oscille habituellement entre 0,1% et 1% », note Claire Pichon, avocate d’André Gourbillon.

Soucieuse de faire reconnaître le syndrome du nez vide comme un handicap, l’association SNV a contacté le ministère de la Santé. Qui s’en est ému. Début février, il a saisi pour enquête la SFORL et la Haute autorité de santé. Points à clarifier : comment mieux informer les ORL sur les risques de l’opération ; comment dépister les patients susceptibles de développer un syndrome du nez vide ; comment venir en aide à ces personnes.

Pour répondre à ces questions, la piste psychologique est considérée comme la plus pertinente. Frédéric Chabolle résume:
Notre principal message aux chirurgiens est qu’ils veillent à ce que la doléance du patient corresponde bien à une réalité observable. Sinon, il ne faut surtout pas l’opérer. Aujourd’hui, certains chirurgiens opèrent de façon hyperhâtive des patients qui ne souffrent pas vraiment »

Cet avis sera présenté publiquement lors du Congrès national d’ORL, en octobre 2012, au Palais des congrès à Paris.

D’ici là, Bénédicte Papin, avocate qui défend une quinzaine de victimes, n’exclut pas d’engager plusieurs actions judiciaires. Au gré des résultats des expertises judiciaires, en cours.

Morgane Bertrand
Journaliste

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