Le phénomène est marginal mais bien réel. Chaque année, en France, une dizaine d’ob-jets chirurgicaux (compresses, instruments…) sont oubliés dans le corps de patients passés par le bloc opératoire. Ces fautes médicales débouchent souvent sur de longues procédures d’indemnisation.

C’était il y a quatre ans, à Lyon. Audrey, une trentenaire installée dans la région, entre pour la première fois dans le bloc opératoire de l’hôpital privé Natecia pour une intervention à l’estomac. A priori, tout se passe bien. Sauf qu’à sa sortie de l’établissement, et pendant les six mois suivants, la jeune femme se plaint de douleurs persistantes. Son ventre est dur, sa plaie suinte. Quand elle s’en inquiète auprès du chirurgien, il se montre rassurant. « Il m’a dit que c’était normal après une opération de ce type », se souvient-elle. Jusqu’à ce vendredi 11 février 2011 où elle est prise d’une grosse quinte de toux. « En regardant mon nombril, j’ai vu une tête en inox pointer », raconte-t-elle. Un morceau de la pince chirurgicale oubliée pendant son abdominoplastie…

« Never events »

En France, une dizaine de cas comparables _ des « never events » dans le jargon médical, des événements qui ne devraient jamais arriver – sont recensés chaque année par la MASCF, le premier assureur des professionnels de la santé. « En proportion des 3000 à 4000 déclarations d’accidents par an, les cas d’oublis sont exceptionnels », précise Nicolas Gombeault, directeur général de la compagnie. Dans le lot, des compresses, des drains, des aiguilles…

« C’est hallucinant que cela existe encore, rétorque Me Bénédicte Papin, une avocate spécialisée dans le droit de la santé et habituée à défendre des victimes de ce genre d’erreurs. Avec les règles en vigueur, on ne devrait plus retrouver de compresses dans le corps des personnes opérées! » Depuis 2010, la Haute autorité de santé (HAS) impose en effet des règles très strictes dans les blocs opératoires. La plus significative: la « check-list ». « Avant et après l’opération, une personne – en général l’infirmière du bloc – doit effectuer un comptage des instruments chirurgicaux y compris des compresses, précise Thomas Le Ludec, directeur de l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins à la HAS. Tout doit être recompté avant la fermeture du corps. »

Cette pratique est obligatoire dans tous les hôpitaux. Tous les 4 ans, des équipes de la HAS y effectuent des visites de contrôle destinées à évaluer la prise en charge des risques, y compris dans la pratique de la fameuse check-list. La dernière a eu lieu fin 2012. « La force du système, c’est le travail en équipe, il faut verbaliser la check-list », assène Thomas Le Ludec. Or, c’est justement là, dans la communication, que pêchent certains hôpitaux. Au bloc, les praticiens peinent parfois à communiquer avec leur équipe ce qui explique peut-être certains oublis.

Risque plus élevé pour les chirurgies abdominales

D’autres facteurs peuvent également jouer, par exemple la fatigue du chirurgien. Le risque varie aussi selon le type d’opérations, les chirurgies abdominales étant évidemment les plus aléatoires. « L’intérieur d’un abdomen est grand et mouvant, si bien que la compresse peut se loger dans n’importe quel endroit, analyse un chirurgien cardiaque du CHU de Brest. En plus, lorsque le textile est imbibé de sang, il rétrécit et devient donc plus difficile à retrouver. »

Ce praticien brestois assure n’avoir jamais rien oublié. Il est vrai que l’hôpital dans lequel il exerce est très vigilant: après recomptage des compresses et autres instruments, si l’objet n’a toujours pas été retrouvé, les médecins demandent une radiographie de la zone opérée. « Aujourd’hui, les compresses sont marquées radio opaque, poursuit-il. Grâce à la radio, on peut donc les détecter. »

20 ans avec une compresse dans le ventre

Lorsqu’il s’agit de textile, le patient peut vivre des mois, voire des années, sans s’apercevoir de quoi que ce soit. « Il y a deux ans, un médecin a annoncé à l’un de mes clients qu’il avait un cancer et qu’il était sûrement condamné », se souvient Me Jean Sannier, l’avocat d’Audrey. Le septuagénaire se fait opérer. La tumeur détectée est en réalité une grosse compresse oubliée dix ans plus tôt! Autre cas, cité cette fois par Me Papin: « Un de mes clients a vécu pendant 20 ans avec une compresse dans la vessie. Il a reçu 60 000 euros de dommages et intérêts, mais si on rapporte le tout au nombre de jours pendant lesquels il a vécu avec la compresse, c’est dérisoire. »

Quand les victimes portent plainte contre le chirurgien ou l’hôpital, les indemnisations sont généralement très inférieures à leurs attentes. « En réalité, on indemnise uniquement en fonction des conséquences de l’erreur médicale, précise Philippe Senant, un médecin bordelais intervenu comme expert à un procès de ce type en 2013. Si l’erreur est grosse mais si la personne n’a pas souffert, les dommages et intérêts ne seront pas très élevés. » Grâce à un barème, l’expert calcule le préjudice en tenant compte du temps d’hospitalisation du patient, de son déficit fonctionnel permanent et de la souffrance endurée. Les magistrats se chargent ensuite d’évaluer le tout.

Longues procédures

« Comme il est compliqué de qualifier les faits au pénal, nous avons choisi d’attaquer au civil où l’on a plus de chances d’aboutir », confie Me Frédéric Pichon. Cet avocat parisien porte le dossier de Cécile, une jeune fille qui a subi une ablation de l’estomac en avril 2013. Cinq mois plus tard, et après des souffrances paralysantes, elle a compris que le chirurgien avait oublié une… paire de ciseaux! Depuis, l’hôpital et le chirurgien ont reconnu leur tort. Mais la procédure tarde à aboutir. C’est aussi le cas pour Audrey, la Lyonnaise opérée en 2010. « Quatre ans ont passé, et je n’ai toujours pas un début d’audience », se désole-t-elle. En cause, la bataille juridique entre le chirurgien et l’hôpital. « Le praticien estime que l’établissement aurait dû compter les objets à la sortie du bloc. L’hôpital estime que c’est lui le fautif. »

Qui est responsable ?

Etablir la responsabilité. Voilà la principale cause de ces lenteurs. « Mon client qui avait vécu 20 ans avec une compresse dans la vessie avait subi plusieurs opérations de cet organe. Or, si les interventions n’avaient pas été pratiquées par le même chirurgien, il aurait été compliqué d’identifier le responsable », constate Me Bénédicte Papin. Dans l’affaire du septuagénaire qui a vécu 10 ans avec une compresse dans le ventre, le chirurgien qui a opéré la deuxième fois en pensant qu’il s’agissait d’une tumeur, a été attaqué par le praticien à l’origine de l’oubli.